dimanche, mars 24, 2024

Le Sénégal doit-il continuer avec le FCFA ou adopter une autre monnaie?

Le programme du président Diomaye, intitulé « Pour un Sénégal souverain, juste et prospère », a eu le mérite de susciter le débat, en période électorale, sur l'abandon du franc CFA. Mes collègues économistes ont tendance à aborder le sujet en utilisant des concepts que le Sénégalais moyen ne peut facilement comprendre. C’est pourquoi, dans cette contribution, je vais essayer d’aborder le sujet de manière très simple, en évitant autant que possible le jargon monétaire. Mais avant, je voudrais m’attarder un peu sur l’importance de la monnaie. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la monnaie n’est pas seulement un sujet technique, c’est aussi un sujet politique qui touche à la souveraineté et à l’indépendance d’un pays. Une monnaie bien gérée joue un rôle fondamental dans le développement économique en fournissant la stabilité, la flexibilité et la souveraineté nécessaires pour favoriser la croissance à long terme et améliorer le bien-être économique des citoyens. Historique du Franc CFA Tout d’abord, il convient de souligner que le FCFA est une monnaie étrangère. Pour être plus précis, elle n’appartient pas au Sénégal ni aux autres pays de la Zone franc. C’est une monnaie française. En effet, le franc des colonies françaises d'Afrique (Franc CFA) a été créé par un décret du gouvernement français. Ce décret a été promulgué le 26 décembre 1945, alors que le Sénégal était encore une colonie. C’est pour cette raison que l’Assemblée nationale du Sénégal ne peut débattre de réformes relatives au franc CFA. Cela relève entièrement du Parlement français. C’est aussi pour cette raison que les billets de FCFA (de mauvaise qualité) sont fabriqués en France, plus précisément à Chamalières, près de Clermont-Ferrand, pour maintenir l’expertise monétaire et les emplois en Hexagone. Ensuite, beaucoup de personnes ignorent que la création du FCFA était d’inspiration nazie. Durant la période d’occupation, les Allemands avaient imposé à la France un système monétaire qui reposait principalement sur l’ouverture d’un compte d’opérations à la Banque centrale allemande et une pseudo-monnaie (des « pseudo-Marks ») avec une parité fixe avec le franc français. Ce système permettait aux nazis, par un simple jeu d’écritures comptables, de s’accaparer gratuitement les richesses de la France occupée. Cette pratique monétaire choisie et imposée par le vainqueur n’était que l’expression d’une politique délibérément punitive à l’encontre de la France défaite. Les Allemands avaient aussi ouvert des comptes d’opérations pour chacun des autres pays occupés et demandaient à ces pays de leur exporter des biens et services qu’ils voulaient. En échange, les Allemands, par un simple jeu d’écritures comptables, créditaient les comptes d’opérations avec les « pseudo-Marks » de la domination. Les banques allemandes ne reconnaissaient pas ces « pseudo-Marks » qui ne pouvaient pas être utilisés en Allemagne. Les nazis avaient des représentants à la Banque de France pour contrôler les décisions monétaires. Ce qui leur a permis de vassaliser et de piller les ressources de la France occupée. À la fin de la guerre, la France était complètement ruinée par le système monétaire imposé par les nazis. Elle devait donc se reconstruire et s’assurer du monopole sur les matières premières de ses colonies, en empêchant la moindre concurrence avec le marché mondial. C’est pourquoi, dès sa sortie du système monétaire nazi, la France a imposé le FCFA (sa pseudo-monnaie) en 1958 à ses colonies d’Afrique pour s’octroyer des pouvoirs d’achat exorbitants en pays conquis, s’assurant ainsi l’exploitation gratuite de toutes les richesses africaines. Ayant subi un enrichissement sans cause par le biais d’une pseudo-monnaie, la France a appliqué intégralement ce système à toutes ses colonies avec une dose de cynisme incroyable. C’est comme si elle voulait se venger, non pas sur l’Allemagne, mais sur ses colonies d’Afrique. C’est ce système monétaire nazi, avec une pseudo-monnaie à parité fixe et des comptes d’opérations, qui est l’ancêtre du franc CFA. Par ailleurs, même si le FCFA a plus d’une fois changé de nom à la suite de réformes cosmétiques, l’acronyme est demeuré. Aujourd’hui, seules les anciennes colonies françaises dont la population est majoritairement composée de noirs continuent d’adopter cette monnaie coloniale. Des pays comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, Madagascar et la Mauritanie ont quitté cette monnaie coloniale dès leur indépendance et ont adopté leur propre monnaie. La Guinée en avait fait de même. Aucun de ces pays n’est revenu sur sa décision de quitter le giron monétaire colonial. À noter que par l’opération secrète dénommée Persil, la France a saboté la nouvelle monnaie guinéenne dès sa mise en circulation, car elle voyait d’un mauvais œil le rejet du FCFA par un pays d’Afrique noire francophone. L’opération Persil a permis de démultiplier la monnaie guinéenne et de la déverser par les airs dans tout le pays. La conséquence a été l’asphyxie de l’économie de la Guinée, puisque beaucoup de travailleurs qui avaient ramassé des liasses de billets sont restés chez eux et ne travaillaient plus. Le Togo indépendant avait voulu quitter la monnaie coloniale, mais le président Olympio a été assassiné à la suite d’un complot ourdi par les services secrets français. Conséquemment, cet assassinat avait définitivement enterré le projet quasiment achevé de création du franc togolais. Le FCFA est actuellement la monnaie commune de 14 pays d’Afrique noire francophone. Le 11 janvier 1994 à Dakar, la France imposait une dévaluation du franc CFA. Cette diminution de valeur de 50% avait permis de remplir, en devises, les caisses du compte d’opérations du Trésor français, au détriment du bien-être socio-économique des Sénégalais et des Africains. Le 21 décembre 2019 à Abidjan, la France, soutenue par la Côte-d’Ivoire, annonçait un projet de réforme comportant le changement de nom du FCFA qui devait devenir l'Éco en juillet 2020, le retrait « virtuel » des administrateurs français de la Banque Centrale des États d'Afrique de l'Ouest (BCEAO), la fin du compte d'opérations et du dépôt des devises au Trésor français. En réalité, cette réforme visait à saborder la création d’une monnaie unique de la CÉDÉAO et à calmer la jeunesse africaine opposée au FCFA. Le projet de réforme n'a pas été entièrement mis en œuvre du fait que la pandémie de COVID-19 n'a pas permis l’avènement de l’Éco, qui aurait inévitablement été accompagné d’une dévaluation. Fonctionnement du franc CFA En Afrique de l’Ouest, le FCFA est théoriquement géré par la banque centrale (BCEAO). Cette banque ne fonctionne pas comme une vraie banque centrale, mais comme une super banque commerciale qui s’enrichit aux dépens des banques commerciales. En effet, avec la parité fixe du FCFA et la fabrication des billets en France et par la France, la BCEAO ne possède pas toute l’expertise requise en matière de gestion monétaire. Qui plus est, elle ne rend pas de services à l’économie et à la société, et sa « politique monétaire » est dictée par les institutions françaises. En réalité, la BCEAO est une succursale de la Banque centrale européenne par l’entremise du ministère français des finances (Bercy) et de la Banque de France. Aucune décision majeure ne peut être prise par la BCEAO ou par la Conférence des chefs d’États sans l’accord des institutions françaises. Les autres faiblesses de la BCEAO sont liées à son manque d'indépendance, sa capacité limitée à répondre aux chocs économiques, le manque de transparence dans sa gouvernance, ainsi que son exposition aux influences des institutions financières internationales. Le FCFA se distingue par son arrimage à l’euro avec une parité fixe. Cela signifie que la valeur du FCFA fluctue en fonction de celle de l’euro sur le marché des changes. Il se distingue également par la convertibilité illimitée « garantie » par le Trésor français, en contrepartie d’une centralisation des réserves de change (stock de devises et d’or des Africains) dans les comptes d’opérations. Cela signifie que la France encaisse dans son Trésor public, c'est-à-dire le budget de l’État (et non pas la Banque de France), l’argent provenant des exportations du Sénégal et des autres pays de la Zone franc. En réalité, la convertibilité illimitée est un leurre, car la France ne dispose pas de quantité illimitée de devises à prêter. Quand les pays de la Zone franc importent des produits ou services, ils sont obligés d’emprunter des devises à la France. Celle-ci puise dans les comptes d’opérations pour leur prêter leurs propres devises avec des intérêts en sus. C’est pourquoi les pays africains perçoivent la France comme un bienfaiteur alors qu’elle les endette avec l’argent qu’ils ont durement gagné. C’est cet endettement des pays africains par la France et par des capitaux africains que j’appelle l’esclavage monétaire voulu et subi. La confiscation des stocks de devises et d’or, sous prétexte de garantir le franc CFA, a pour principales conséquences le surendettement des pays comme le Sénégal et l’impossibilité de s’industrialiser. En réalité, le FCFA est garanti par les Africains eux-mêmes à travers leurs dépôts de devises et d’or en France. La France utilise l’argent des Africains pour financer ses découverts budgétaires et amortir sa dette. Comme autre contrepartie de la garantie du franc CFA, le Sénégal et les autres pays de la Zone franc doivent déposer leurs états financiers en France à la fin de chaque année fiscale. C’est une manière de rendre compte à la France, propriétaire-garante du FCFA. Ce qui permet à ce pays étranger de peser sur les décisions budgétaires des pays africains. De plus, le FCFA n’est convertible que dans sa Zone. Tout comme le Dalasi gambien n’est convertible que dans sa Zone, c’est-à-dire sur le territoire gambien. Le franc n’est pas du tout une monnaie convertible. La France prétend garantir le FCFA, alors qu’aucune banque sur son territoire n'accepte cette pseudo-monnaie. Il est étonnant que la France garantisse ce qui n’a aucune valeur sur son territoire. La France impose également la libre transférabilité. Cela signifie que tout l’argent gagné par les entreprises, en particulier françaises, peut être converti en devises, sans aucune perte de change, et transféré en France le même jour, sans aucune restriction. En réalité, la libre transférabilité n’est rien d’autre qu’une fuite savamment organisée des capitaux de la Zone franc vers l’étranger. Cela travestit le taux de croissance enregistré par les pays de la Zone franc et accentue le chômage et la pauvreté. Cela est illustré par le plus récent classement de l’indice de développement humain (IDH). Dans le classement IDH des pays africains, les sept majeurs ne comprennent aucun pays de la Zone franc. Dans ce classement également, la moitié des dix derniers pays est constituée de pays de la Zone franc. Je me passe des comparaisons avec la Corée du Sud qui, en 1960, avait pratiquement le même niveau de développement que le Sénégal. La maîtrise de l'inflation est le point le plus vanté par les adeptes du FCFA. L'inflation est exaltée comme étant la plus basse dans la Zone franc que dans la plupart des autres pays du continent. Cependant, nous constatons que le panier de la ménagère est plus cher, par exemple, au Sénégal qu’en Gambie et en Côte-d’Ivoire qu’au Ghana. La comparaison du coût de la vie suit la même tendance alors que le taux d’inflation est beaucoup plus élevé en Gambie et au Ghana. Quel paradoxe ! Ces deux pays ont la particularité de posséder leur propre monnaie. En tant qu’économiste, je ne peux m’empêcher de questionner la pertinence des données et la méthode utilisées par la BCEAO pour calculer le taux d’inflation. Je souhaite que cette institution rende publics ses données et sa méthode de calcul pour plus de transparence. Quel serait le taux d’inflation dans l’hypothèse où les pays de l’Afrique de l’Ouest de la Zone franc élimineraient toutes les subventions à la consommation ? Autres avantages que la France tire du franc CFA La France peut utiliser le FCFA comme un levier pour accéder aux marchés régionaux des pays membres, en facilitant les échanges commerciaux et en favorisant les investissements français dans la région. En outre, la France, à travers ses accords avec les pays membres, exerce une influence sur la politique monétaire de la région, ce qui peut être bénéfique pour ses intérêts économiques et géopolitiques. Le FCFA sert également d'outil pour maintenir une influence politique et économique dans les pays africains membres, renforçant ainsi les relations bilatérales entre la France et ces pays. Enfin, la France peut utiliser la planche à billets de son usine de Chamalières pour financer ses entreprises installées dans un pays de la Zone Franc. Ceci est d’autant plus facile que contrairement à l’Euro, les billets de FCFA sont numérotés par des lettres (la lettre K identifie les billets émis pour le Sénégal). Elle peut émettre des FCFA pour son propre compte, les envoyer dans un pays cible en Afrique pour les convertir là-bas en Euro et rapatrier facilement la somme en France. Le FCFA contribue à vassaliser le Sénégal et à maintenir la pauvreté Le Sénégal a accepté de renoncer à sa souveraineté monétaire au profit, non pas de la CÉDÉAO, mais de la France. Pour ce faire, le pays paie un loyer au propriétaire-garant du FCFA, et ce, à chaque opération financière qui rapporte des devises (dollars, euro, yen, yuan, etc). En d’autres termes, ce loyer ou titre de garantie du FCFA se traduit par une renonciation à toutes les devises que gagne le Sénégal, au profit de la France. Lorsque le Sénégal exporte, par exemple des produits aux États-Unis, il est payé en dollars. Supposons que lors d’une opération d’exportation le Sénégal gagne 100 M$. Parce que le Sénégal doit payer un loyer à la France sur cette opération, les Américains vont transférer la totalité du montant à la France. Ce pays dépose une moitié de la somme (50 millions de dollars) au Trésor Français. L’autre moitié est encore confisquée par le Trésor français, cette fois-ci, pour permettre la fabrication des billets de FCFA qui seront envoyés au Sénégal à la place des 500M$. À noter que le Sénégal ne recevra pas l’équivalent exact de cette somme car la France va déduire les frais d’impression et de transport des FCFA à destination de la BCEAO. Sur cette opération de commerce extérieur sénégalais, la France a légalement confisqué la totalité des 100M$ et le Sénégal a volontairement cédé ses devises à la France. C’est ce qu’on appelle la servitude volontaire, côté sénégalais ou l’enrichissement sans cause, côté français. En suivant le même procédé, la France récupère également toutes les devises que les émigrés sénégalais envoient au pays et même les emprunts en devises du gouvernement auprès des bailleurs de fonds. Supposons maintenant que le Sénégal décide d’acheter du pétrole pour un montant total de 20M$. Le pays doit emprunter cette somme à la France. Ce pays va prêter 20M$ au Sénégal pour acheter le pétrole. Donc chaque opération d’importation du Sénégal en dehors de la Zone franc se traduit par une augmentation de sa dette. Il est donc illusoire de penser que le Sénégal pourra se développer avec ce système monétaire qui limite le bien-être socio-économique de ses citoyens et qui ne fait que servir les intérêts de la France. Ce système est unique au monde. L’ancien vice-premier ministre italien, Luigi Di Maio avait raison de dire que « La France est l'un des pays qui, en imprimant de l'argent pour 14 États africains, empêche leur développement économique et contribue au fait que les réfugiés partent et meurent en mer ou arrivent sur nos côtes. » En définitive, l’usage du CFA justifie et légalise les sacrifices inouïs imposés sans cesse aux peuples africains par leurs chefs d’État et le gouvernement français. Les pays qui ont quitté cette monnaie se portent beaucoup mieux qu’avant. Aucun pays au monde ne s’est développé sans utiliser sa propre monnaie. De même, aucun pays au monde ne s’est développé en utilisant une monnaie communautaire. Les pays de l’Union européenne se sont d’abord développés, chacun avec sa propre monnaie, avant de migrer ensuite vers une union monétaire. Celle-ci ne profite qu’au pays économiquement dominant de la zone. Dans le cadre de la CÉDÉAO, une monnaie communautaire profiterait davantage au Nigeria qui représente à lui seul 60 % du PIB de cette région. La monnaie incarne la souveraineté d’un peuple et est un outil précieux de développement social, économique et culturel. Pas de monnaie, pas d’économie solide, pas d’indépendance politique et financière. Il est donc pertinent que le candidat Bassirou Diomaye Faye, qui prône la souveraineté de son pays, puisse inclure dans son programme la création d’une monnaie nationale. Cependant, une monnaie nationale, à elle seule, ne suffit pas pour permettre le développement. Pour produire les effets recherchés, la monnaie nationale doit être accompagnée par des institutions solides, une bonne gouvernance budgétaire, politique, sociale et économique. Elle requiert également d’être gérée de manière transparente par une banque centrale totalement indépendante du pouvoir exécutif, et ce, pour éviter un usage abusif de la planche à billets.